Récit : Le Lambeau, Philippe Lançon (Gallimard)
« J’ai senti que si je revenais bientôt vivre ici, ce serait bref, car je commencerais par me jeter par la fenêtre » (p.476). Quelques mois après le massacre de Charlie qui lui a coûté une partie du visage, en pleine reconstruction, Philippe Lançon évoque son retour chez lui. Si la longue hospitalisation avec ses opérations successives est un douloureux chemin de croix, la route vers la sortie, après un passage rééducatif aux Invalides, n’en est pas moins périlleux. Croiser un Arabe dans le métro, revenir dans les parages de l’attentat, tout peut réactiver le trauma.
Mais avant cette phase libératrice, il y a le long processus du rafistolage physique et mental. À commencer par la création de ce « lambeau », un implant du péroné dans l’os de la mâchoire que les balles des terroristes ont fait voler en éclats. La description est minutieuse, parfois à la limite du supportable, millimètre après millimètre, avec ses victoires et ses échecs. Dans le contexte médical s’impose la figure tutélaire de Chloé, la chirurgienne thaumaturge qui va prendre le patient en mains. Chloé s’avère bien vite bien plus qu’une simple chirurgienne plasticienne : elle est elle-même une créatrice, avec ses doutes et ses certitudes. Le lien qui unit le malade à la soignante est l’un des centres d’intérêt du livre, un attachement tissé d’amitié et de professionnalisme.
Des critiques ont reproché à Lançon son extrême autocentrisme. En effet, on aurait peut-être aimé que le journaliste parle davantage de ses défunts compagnons de route victimes de l’obscurantisme le plus implacable : Cabu, Wolinski, Charb et les autres. Mais on comprend vite que là n’est pas le propos. Philippe Lançon a choisi de raconter ce que lui seul pouvait raconter : un témoignage intime au plus près de la douleur. Mais pas seulement. Ce récit, c’est avant tout pour ses amis qu’il le rédige : « C’est à ceux qui ont fini là-bas, autour de la table de conférence et dans le couloir de Charlie, que je m’adresse. Leçon de piano posthume : si la main droite joue pour les vivants, la gauche joue pour les morts et c’est elle qui bat la mesure » (p. 205).
Quel est le salut, après l’expérience ultime de la barbarie ? Comme l’a fait sa collègue Catherine Meurisse dans La Légèreté, c’est vers l’Art que va se tourner la victime. L’Art qui sublime le présent, estompe les vicissitudes d’un quotidien ponctué des fastidieuses et douloureuses étapes du raccommodage. Proust et Kafka sont des compagnons de bloc opératoire. Rien d’étonnant, dans ce contexte traumatique, que le rapport au temps subjectif soit impacté. Proust est une réponse, comme Kafka, dans ses lettres à Milena, en propose d’autres. Ou bien c’est la musique, le classique ou le Jazz, qui joue un rôle salvateur, littéralement au début du livre. Que l’art agisse comme un baume, il n’y a là rien de nouveau. Sans doute que les choses de l’esprit permettent, le temps d’une audition ou d’une contemplation, d’oublier les plaies suintantes du trauma en nous extirpant du mortel et du contingent.
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