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Roman : Lolita, Vladimir Nabokov

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  L olita est doté du pouvoir aphasique des chefs-d’œuvre. De ceux qui laissent sans voix tant leur souffle a cette capacité de brûler les steppes de l’esprit, de véritables forêts calcinées où, de mémoire de lecteur, on ne s’est jusqu’ici jamais aventuré. Pour aimer Lolita , sans doute faut-il être soi-même « un artiste doublé d’un fou, un de ces êtres infiniment mélancoliques, aux reins ruisselants d’un poison subtil » (p. 28), à l’instar de Humbert Humbert, narrateur de cette épopée érotique et déjantée. Humbert se définit d’emblée comme « nympholepte », un de ces hommes d’âge déjà mûr qui tombe amoureux d’une « nymphette », de ces jeunes filles impubères dotées de « cette grâce trouble, ce charme élusif et changeant, insidieux, bouleversant » (p. 27). Humbert Humbert n’hésite pas à épouser Charlotte, la mère de Lolita, pour vivre au plus proche de la fille, qui n’a que douze ans au début du roman, quitte à s’en débarrasser au plus tôt....

Récit : Le Lambeau, Philippe Lançon (Gallimard)

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« J’ai senti que si je revenais bientôt vivre ici, ce serait bref, car je commencerais par me jeter par la fenêtre » (p.476). Quelques mois après le massacre de Charlie qui lui a coûté une partie du visage, en pleine reconstruction, Philippe Lançon évoque son retour chez lui. Si la longue hospitalisation avec ses opérations successives est un douloureux chemin de croix, la route vers la sortie, après un passage rééducatif aux Invalides, n’en est pas moins périlleux. Croiser un Arabe dans le métro, revenir dans les parages de l’attentat, tout peut réactiver le trauma. Mais avant cette phase libératrice, il y a le long processus du rafistolage physique et mental. À commencer par la création de ce « lambeau », un implant du péroné dans l’os de la mâchoire que les balles des terroristes ont fait voler en éclats. La description est minutieuse, parfois à la limite du supportable, millimètre après millimètre, avec ses victoires et ses échecs. Dans le contexte médical s’i...

Roman : Miracle à la combe aux Aspics, Ante Tomić

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  Il est des romans sans limites. Aux antipodes des règles édictées par le Nouveau roman (qui étaient en définitive davantage un rejet global du roman psychologique traditionnel), on comprend vite que le récit d’Ante Tomi ć (A. Tomic, quand même!) a pris le parti de n’en prendre aucun et se jette à tout-va dans une suite de péripéties aussi étonnantes que réjouissantes. La famille Aspic vit dans un village reculé au pied d’une montagne depuis des générations. Le père, Jozo, est un fou furieux, catholique intégriste et militariste. Le récit de la mort de la mère donne le ton : « Zora se tut jusqu’à son dernier soupir, où elle jeta un tendre et ultime regard à son époux et murmura : -Tu es une merde ! ». Resté seul avec s ec ses trois fils , Jozo dispose d’un arsenal impressionnant. Que les agents de la compagnie d’électricité ne s’avisent pas à venir réclamer ce qu’on leur doit. Mal inspirés, c’est ce que font pourtant deux d’entre eux, que la famille v...

Roman : Ardéchois cœur fidèle, Jean Cosmos, Jean Chatenet

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Il est des livres dont la réputation repose sur un malentendu. C’est le cas de Ardéchois cœur fidèle, titre qui doit sa notoriété à une série (on disait plutôt feuilleton, à l’époque) diffusée à la télévision en 1974. L’intitulé peut faire croire à un roman régionaliste à la gloire de l’Ardèche et de ses habitants. Il n’en est rien, le département n’était en définitive le théâtre de l’action qu’en début en en fin de livre. Après dix ans passés au service des armées napoléoniennes, Toussaint Rouveyre apprend que son frère, compagnon du Tour de France, a été assassiné lors d’une des nombreuses rixes qui opposent régulièrement les deux branches des Compagnons : ceux du Devoir et les « Dévorants ». L’enquête de Toussaint le mène vers un certain Tourangeau-sans-quartier, une brute épaisse appartenant aux Dévorants. Dès lors, Toussaint n’a qu’un but : s’infiltrer parmi les Compagnons pour retrouver Tourangeau et venger son frère. Et c’est paradoxalement lorsqu’on quitte le...

Création video/performance, Mélanie Joseph, Manon Cappato (CRAC de Sète)

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Le Centre d’Art Contemporain de Sète propose un ensemble d’expositions liées à la problématique du handicap et de la perception des valides face aux déficiences physiques. L’Art étant en soi un lieu de réception, il semble donc naturel qu’un musée donne à voir et à entendre des propositions plastiques autour de cette thématique pourtant trop absente des cimaises. On connaît l’intérêt notamment des Surréalistes pour des œuvres de déficients mentaux, mais cette mise en avant reposait surtout sur le caractère aculturel de ces artistes qui s’ignoraient. Ce que propose le Crac sous le titre de "En dehors" prend une tout autre dimension : ici, les artistes (eux-mêmes handicapés ou pas) vont interpeller notre rapport à l’Art en nous plaçant de l’autre côté du miroir. Un miroir ébréché et coupant : on ne ressort pas indemne de cette exposition qui interroge en profondeur notre rapport à l’altérité. Parmi les exposants, Mélanie Joseph propose une suite de vidéos montrant des sourds...

Biographie : Christophe Bigot : Un autre m’attend ailleurs (La Martinière)

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Qui le croirait en voyant les dernières photographies de Marguerite Yourcenar, flanquée d’un triste gilet et d’un grand foulard qui met plus encore en valeur son visage parcheminé ? La première académicienne a fréquenté sur la fin de sa vie le milieu interlope de la drogue et de l’homosexualité par l’entremise de sa dernière passion amoureuse : Jerry Wilson, jeune photographe de quarante-six ans son cadet. Jerry rencontre Marguerite à Petite Plaisance, ce coin reculé du Maine où la romancière vivait jusqu’ici avec sa traductrice Grace Frick. Mais Grace meurt d’un cancer et Jerry va la remplacer. Mieux : c’est pour Marguerite une renaissance et l’occasion de partir avec Jerry parcourir le monde. Si dans un premier temps l’attrait de la découverte rapproche les deux amants d’un couple si disparate, l’ambiguïté du personnage va vite s’imposer à Marguerite. Jerry Wilson est bipolaire, complexé et parfois violent. Il rencontre Daniel, un autre homosexuel toxicomane, qui va pousser Jerry à...

Roman : Identité, Martine Marck (ed.BoD, 2024)

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Martine Marck est la romancière la plus authentique qui soit. Depuis des années elle a renoncé à ce qui fait habituellement la vie des écrivains : course à l’éditeur, simagrées de la promotion, jeux de l’entregent… L’industrie du livre ne passera pas par elle, ou si peu. Martine Marck n’est mue que par le désir de raconter. Comme Stendhal, elle a fait le choix d’un happy few et s’est débarrassée de toutes les scories du succès. Et pourtant, cet épiphénomène du monde du livre mérite, malgré elle, qu’on la découvre. Identité est le roman des racines. Rachel vient de perdre sa mère, une femme froide et distante pour sa fille et sa fille le lui a bien rendu. Dans les papiers qu’elle découvre, une étrange lettre intrigue Rachel : Simon, un jeune homme né sous X, a retrouvé la trace de sa mère, une donneuse compatible pour une greffe de moelle osseuse. Rachel n’hésite pas et offre sa moelle à Simon dont on apprendra, suite à des investigations génétiques, qu’il est le frère de Rachel. Début...

Roman : Sandrine Colette : Madelaine avant l’aube

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Elle a la rage, la petite Madelaine, lorsqu’elle débarque comme une bête sauvage à la ferme des Montées. Peut-être une de ces enfants conçues dans les viols perpétrés par le fils du seigneur, Ambroisie-le-fils. Dans le hameau vit tout un petit monde de paysans soumis : la vieille Rose, qui connaît les onguents et les plantes, les jumelles Ambre et Aelis, tellement ressemblantes qu’elles finiront par s’échanger, les frères Eugène et Léon, les enfants, des garçons de l’âge de Madelaine, le cheval Jéricho et le chien Bran, dont on reparlera. C’est un monde de servage et de pauvreté où l’on est soumis aux mauvaises saisons et à la cruauté des seigneurs. Travail harassant, froid, sécheresse, pluies, épidémies, accidents et famines à répétition, tel est le quotidien des habitants des Montées. Et la mort qui rôde et frappe avec une impitoyable régularité. Puis il y a cet acte fondateur : armée de sa hache à la ceinture, Madelaine tue un chevreuil. Un meurtre rédhibitoire sur la terre des s...

Mariotti croque l’avenir 

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Depuis qu’elle a créé sa maison d’édition Les Enfants rouges en 2006, Nathalie Meulemans s’est consacrée à la publication de romans graphiques. Le Génie des élèves, d’Olivier Mariotti, échappe cependant à cette classification : pas de séquentialité narrative, pas de fiction. Le dessinateur et professeur d’Arts plastiques propose une suite de portraits d’élèves tracés au feutre noir et à main levée dans le cadre d’une contrainte temporelle (sept minutes environ par croquis) et spatiale (la salle d’Arts plastiques pendant la récré). Chaque portrait, imprimé sur la page de gauche, est accompagné de cinq questions, toujours les mêmes : l’amour, l’école, la mode, l’art et les réseaux sociaux, autant de sujets impliquant les jeunes et auxquels, de la 6e à la terminale (l’artiste-enseignant exerce en collège et en lycée), ils répondent avec une désarmante spontanéité. L’Amour selon Phoebe ? « Inconditionnel et puissant ». L’école, pour Lola ? « C’est le lieu où on grandit au ralenti ». La m...

Enquête impressionniste : Grégoire Bouillier : Le syndrome de l’Orangerie (Flammarion)

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Que faire quand on voit des cadavres partout ? On écrit le Syndrome de l’Orangerie, comme pour exorciser cette obsession du (des) cadavres flottants. On ne connaîtra que dans l’épilogue ce qui a suscité ces visions spectrales en eaux troubles. En contemplant les Nymphéas de Monet, Bmore (avatar romanesque de Grégoire Bouillier) est saisi d’un malaise, en quelque sorte le négatif d’un autre célèbre syndrome, celui de Stendhal, généré cette fois par un excès de Beauté. Fidèle à ses méthodes d’investigation, Bouillier va décliner le sujet jusqu’à épuisement, d’Ophélie à la Chloé de l’Écume des jours en passant par les morts de 14, tous les « noyés » de l’Histoire littéraire (ou pas) sont passés en revue. Mais c’est dans son approche biographique de Monet que l’ouvrage se distingue. Au scalpel, Bmore va interroger chaque péripétie de la vie du peintre (Bouillier est lui-même un ancien peintre, il sait de quoi il parle) susceptible d’éclairer sa révélation morbide. Étage après étage, chaque...