Roman : Ardéchois cœur fidèle, Jean Cosmos, Jean Chatenet

Il est des livres dont la réputation repose sur un malentendu. C’est le cas de Ardéchois cœur fidèle, titre qui doit sa notoriété à une série (on disait plutôt feuilleton, à l’époque) diffusée à la télévision en 1974. L’intitulé peut faire croire à un roman régionaliste à la gloire de l’Ardèche et de ses habitants. Il n’en est rien, le département n’était en définitive le théâtre de l’action qu’en début en en fin de livre.
Après dix ans passés au service des armées napoléoniennes, Toussaint Rouveyre apprend que son frère, compagnon du Tour de France, a été assassiné lors d’une des nombreuses rixes qui opposent régulièrement les deux branches des Compagnons : ceux du Devoir et les « Dévorants ». L’enquête de Toussaint le mène vers un certain Tourangeau-sans-quartier, une brute épaisse appartenant aux Dévorants. Dès lors, Toussaint n’a qu’un but : s’infiltrer parmi les Compagnons pour retrouver Tourangeau et venger son frère.
Et c’est paradoxalement lorsqu’on quitte le strict fil de l’intrigue que le récit devient passionnant. On en apprend beaucoup sur l’existence de ces sociétés du Devoir et de leurs deux branches principales qui se vouaient une haine mortelle. D’un côté les Compagnons du Devoir, dits « enfants de Maître Jacques » et de l’autre les Compagnons du Devoir de Liberté, dits « enfants de Salomon » parce que remontant à l’époque de la construction du Temple de Jérusalem. Les uns se tutoient, les autres se vouvoient. Les règles sont strictes (pas de femme, interdiction de jurer, un travail acharné, devoir de transmission, de silence et de solidarité) et la formation de Compagnon se fait sur trois années à travers toutes les villes de France. Il se pourrait que l’antagonisme entre les deux sociétés remonte à l’opposition des catholiques aux protestants.
Ces conflits auraient pu ouvrir sur un récit binaire, renvoyant dos à dos les gentils Compagnons du Devoir et les méchants Dévorants. La grande prouesse des auteurs est de nous faire pénétrer dans les subtilités des règles du compagnonnage tout en composant avec subtilité une trame qui perd le héros lui-même. Toussaint (appelé Ardéchois après son intronisation) finit par retrouver le meurtrier de son frère et se met à son service dans leur travail de menuisiers. Mais Tourangeau ne s’avère pas être la brute qu’il croyait. Mieux : les deux hommes se lient d’amitié et Ardéchois sauve même d’un mauvais pas celui-là même qu’il persiste à vouloir tuer. Partout où il passe, Ardéchois sème le doute, parmi les siens et ses ennemis. Est-ce un espion à la solde de la police, veut-il du mal à Tourangeau, est-il digne d’être compagnon ?
Les péripéties s’enchaînent et Toussaint ne parvient pas à trouver une idée pour son « chef-d’œuvre », cette réalisation personnelle qui va valider sa formation (Tourangeau a réalisé une extraordinaire maquette d’escalier en bois). Ardéchois recule le moment où sa vengeance va s’accomplir, si bien qu’un autre va blesser mortellement Tourangeau. Le procès qui s’en suit de la part de compagnons est un beau morceau de littérature. On peut d’ailleurs s’interroger sur le processus créatif d’un roman si cohérent par deux auteurs différents. Comment s’est effectuée la répartition de l’écriture, qui a fait quoi ? Quoi qu’il en soit nous sommes en présence d’un roman d’aventures qui se lit d’une traite, comme on le ferait d’un classique de Dumas. Un éditeur serait sans doute bien inspiré en rééditant ce qui pourrait constituer un chef-d’œuvre de compagnonnage.

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