Roman : Lolita, Vladimir Nabokov


 

Lolita est doté du pouvoir aphasique des chefs-d’œuvre. De ceux qui laissent sans voix tant leur souffle a cette capacité de brûler les steppes de l’esprit, de véritables forêts calcinées où, de mémoire de lecteur, on ne s’est jusqu’ici jamais aventuré. Pour aimer Lolita, sans doute faut-il être soi-même « un artiste doublé d’un fou, un de ces êtres infiniment mélancoliques, aux reins ruisselants d’un poison subtil » (p. 28), à l’instar de Humbert Humbert, narrateur de cette épopée érotique et déjantée.

Humbert se définit d’emblée comme « nympholepte », un de ces hommes d’âge déjà mûr qui tombe amoureux d’une « nymphette », de ces jeunes filles impubères dotées de « cette grâce trouble, ce charme élusif et changeant, insidieux, bouleversant » (p. 27). Humbert Humbert n’hésite pas à épouser Charlotte, la mère de Lolita, pour vivre au plus proche de la fille, qui n’a que douze ans au début du roman, quitte à s’en débarrasser au plus tôt.

Sa trouble addiction prend ses origines dans une histoire d’amour fondatrice avec Annabelle, une jeune adolescente rencontrée en Europe alors que Humbert était lui-même jeune garçon. « Le poison était dans la plaie, qui ne se cicatrisa jamais ». Annabelle va va cristalliser une charge sexuelle chez le jeune homme qui, même en vieillissant, va stagner à l’âge des découvertes. Mais le vrai plaisir, expliquera-t-il, réside dans l’écart d’âge entre l’amant et la nymphette, « ordinairement entre 30 et 40 ans d’écart ». Lolita est donc une résurgence d’Annabelle, l’expérience et la perversité en plus. Lolita sera placée malgré elle en camp d’été et Humbert viendra la récupérer après le décès miraculeusement accidentel de la mère. Le destin est toujours du côté de ceux qui aiment. Humbert va obtenir la tutelle et à la pédophilie va s’ajouter l’inceste.

La seconde partie du roman est un road-trip qui nous emmène à travers les États-Unis, ses routes et ses motels. Puis, après la fugue de Lolita, le récit tourne à la vengeance et à l’obsession mortifère.

Lolita est bien plus qu’un livre sulfureux que ceux qui ne savent lire qu’à travers le prisme de la morale attribueront à l’imagination d’un pervers pédophile. C’est un itinéraire où l’humour se mêle constamment au grotesque : Humbert le reconnaît lui même, c’est un type déviant, maladroit, schizophrène, paranoïaque mais authentiquement amoureux de « sa » Lo-li-ta, le « feu de ses reins, son péché, son âme »… Lolita est avant tout un roman qui assume pleinement sa littéralité : on comprend dès les premières lignes qu’on est en domaine d’érudition et de création littéraire. Outre l’abondance des références livresques, l’ouvrage foisonne d’un vocabulaire exponentiel qui ravira les lecteurs friands d’apprendre des mots nouveaux mais aussi les amoureux de néologismes. Nous voilà plongés dans les méandres d’un esprit pervers et torturé, il fallait donc un lexique qui soit à la hauteur de cette psychologie - autant dire cette fêlure - unique en son genre. Sans cette épaisseur littéraire, le livre serait bêtement le récit d’un pervers.

Voilà au total une œuvre d’art pleinement jubilatoire qui se situe entre le scalpel introspectif de Faulkner et l’authentique déviance de Sade. Lolita est bien plus qu’un roman, c’est une langue.


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