Essai : Toutes les époques sont dégueulasses, Laure Murat (Verdier)


 

On avait dévoré son essai sur Proust (roman familial) pas seulement pour ce qu’on y apprenait sur l’auteur de la Recherche mais aussi parce que, chose devenue rare chez les auteurs contemporains, le style y relève visiblement d’une gageure, d’une exigence tendue avec toutefois cette impression de fluidité qui est la marque des grands ouvrages classiques.

On retrouve la même plume alerte, plus corrosive cependant, dans ce petit ouvrage pamphlétaire portant sur les ré(é)critures. Pourquoi ce besoin contemporain de revisiter les chefs d’œuvres de la littérature ? Censure wokiste, moraline, travail élagueur des « sensitivity readers » qui conduisent à une « pasteurisation des livres », la censure moderne porte tous les masques.

Laure Murat relève tout d’abord deux formes d’altération littéraire : la « réécriture » consiste à s’inspirer d’une œuvre connue pour proposer un nouveau récit (Joyce et Ulysse par exemple). C’est la « récriture» qui pose problème dans le sens où elle est dictée par une volonté d’aseptisation de l’œuvre originelle. L’exemple le plus célèbre étant la suppression du mot « nègre » dans le titre du plus connu des livres d’Agatha Christie. Murat décline ainsi , outre Agatha Christie (dont on apprend qu’elle était profondément raciste, antisémite et pro colonialiste), les cas de Ian Fleming et de Roald Dahl. L’autrice interroge les fondements de ces relectures réadaptées à la sensibilité woke du lecteur moderne. En vérité ces récritures profitent aux éditeurs qui donnent l’illusion de faire du neuf avec du vieux (mais quel intérêt de gommer le mot « gros » dans l’œuvre de Roald Dahl sous prétexte de ne pas heurter certains lecteurs ?). A l’arrivée, « c’est exclusivement pour conserver leur valeur lucrative que les éditeurs ont procédé à ces nettoyages approximatifs (p. 27) ». Laure Murat dénonce très justement les limites du procédé, intellectuellement malhonnête en ce qu’il dénature une certaine vérité historique : James Bond nous en dit long, sociologiquement parlant, sur le machisme ordinaire des années cinquante. Récrire les livres, c’est déconnecter les futurs lecteurs d’un objet littéraire témoin d’une époque et, in fine, c’est nier le principe même d’une œuvre d’art. « Il faut être absolument ignorant et méprisant de ce que coûte une phrase à un écrivain, ignorant du temps, de l’effort, du soin qu’il met à chaque mot pour songer seulement à modifierl’intégrité d’un texte que l’auteur n’est plus là pour défendre » (p. 33).

Laure Murail propose une troisième voie, plus pédagogique, qui consisterait en un texte d’accompagnement visant à contextualiser l’œuvre. Une préface, par exemple, qui en tant qu’objet critique, viendrait resituer le récit sur le plan historique et esthétique. L’idée est bonne, mais Laure Murat nous semble tourner à vide dans sa diatribe contre la préface de Philippe Goddin de Tintin au Congo. Méthodologiquement parlant, il eût été sans doute plus éclairant de donner un exemple plutôt qu’un contre-exemple. Le débat nous semble dériver : d’un propos finalement méthodologique (comment accompagner les œuvres sans censurer directement le texte ou les images) on passe à une condamnation d’Hergé reprenant tout ce qui a été dit mille fois contre lui : vision colonialiste, racisme, irrespect de la vie animale…, tous ces points sur lesquels le Hergé de la maturité fera son mea-culpa.

Elle-même enseignante aux États-Unis, Laure Murat connaît mieux que personne les dangers de ces procédés de censure et de modification de l’objet littéraire. Elle ne fait pas que critiquer mais donne des pistes : orienter les lecteurs vers des réécritures intelligentes, puisque la culture reste un avatar à géométrie variable pourvu qu’elle aboutisse à une nouvelle création, ou plus simplement ne plus lire ces auteurs aux préceptes douteux : « arrêtez de les lire, ainsi que ceux et celles qui perpétuent ces stéréotypes » (p. 22).

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