Récit : Roland Dorgelès, Les Croix de bois, 1919

Peu d’œuvres procurent ainsi l’impression d’un souffle puissant et brûlant. Il n’y a pas précisément d’histoire parce que c’est l’Histoire qui écrit celle-ci, que l’on croit si bien connaître. Après la lecture du Feu de Barbusse et d’À l’Ouest rien de nouveau de Remarque je pouvais légitimement penser être avoir fait le tour de la littérature de guerre, la Grande, celle qui m’importe plus que les autres parce qu’elle a touché de près mes ascendants et qu’une visite émue de Verdun en 2017 (précisément 100 ans après que mon grand-père y a combattu) m’a donné envie de renouer avec nos poilus. Je n’avais de Dorgelès que l’image potache d’un jeune homme faisant les quatre-cents coups à Montmartre avec Max Jacob et Apollinaire. Ici, le subtil positionnement du narrateur, dont on ignore l’identité – sans doute Dorgelès lui-même – donne au récit toute son authenticité : un témoignage direct et empathique du soldat relatant l’horreur répétée des assauts dans une langue souvent poétique mais qui ne vise pas (comme Apollinaire) à esthétiser l’incomparablement laid. On suit donc ces doux poilus au début de la guerre, partant la fleur au fusil, découvrant l’attente glacée des tranchées, puis les attaques vaines et les paysages d’Artois ou de Lorraine sans cesse remodelés par l’effet des obus. Des assauts à la baïonnette, des morts, des morts et encore des morts, des cadavres à demi enfouis qui servent de porte-manteaux, et tout ça pour gagner cent mètres de terrain ou le sommet d’une colline. Villages et terres dévastés, régulièrement ponctués des fameuses croix de bois, dernières sépultures en hommage à ces jeunes sacrifiés. On se focalise plus précisément sur l’un d’eux, Sulphart, que l’on suit jusqu’à sa difficile réinsertion après blessure, dans l’indifférence et l’incompréhension des civils, rendu à sa solitude d’ancien combattant. Les Croix de bois est un témoignage se lisant comme un roman. Lecture à la fois fluide et difficile, dont on ne sort pas indemne. Au cœur de la bataille on touche à une humanité sensible et désarmée. Les attentes morbides, cachés dans le marbre glacial d’un cimetière, à vingt mètres de l’ennemi, les assauts désespérés où l’on voit les copains tomber. On suit même l’agonie de quelques-uns sans qu’aucune intention malsaine ne soit patente : de toutes façons le morbide est partout, décrit de manière objective et dénuée de pathos. Et on pleure pourtant à la pensée de ces jeunes sacrifiés, une génération perdue et souffrante. La littérature parvient parfois à raconter l’indicible. Il est bon de s’en souvenir en ces temps où la guerre reste plus que jamais d’actualité. « Il allait encore pleuvoir ; le jour était d’une blancheur livide qui aveuglait. A terre, des lambeaux de pluie traînaient en flaques jaunâtres que le vent fripait, et quelques gouttes espacées y faisaient des ronds. La pluie n’espérait pourtant pas laver cette boue, laver ces cadavres ? Il pourrait bien pleuvoir toutes les larmes du ciel, pleuvoir tout un déluge, cela n’effacerait rien. Non, un siècle de pluie ne laverait pas ça ». ©Jean-Marc Pontier/ Roland Dorgelès, Les Croix de bois, Albin Michel, 1919, 437 pages.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

On ne badine pas avec, Jules Vipaldo (ed. Tinbad)

Aurélie Jeannin, Au point du jour (ed. De l’Olivier)

Poésie : Olivier DOMERG, La Reverdie (éditions Atelier Rue du Soleil)