Bande-dessinée : Les Indomptés, par Blutch (Lucky Comics)

On est toujours un peu gêné, après la disparition de leurs créateurs, quand paraissent de nouvelles aventures des monstres de Bd franco-belge. S’il fait régulièrement hurler les partisans de l’œuvre définitivement close (et Hergé a certainement bien fait d’interdire toute suite à Tintin), le procédé semble en tout cas lucratif. Après le dernier Astérix et avant le prochain Gaston, vient de paraître un nouveau prolongement de la saga Lucky Luke. Cette fois, c’est Blutch qui s’y colle. Dans Les Indomptés, on retrouve un Lucky Luke baby-sitter malgré lui. Deux mioches, Rose et Casper, deux pestes dignes de Billy the Kid et d’Abdallah, vont faire tourner notre cow-boy solitaire en bourrique. La ficelle comique est connue : un héros capable de vaincre les pires des malfrats complètement débordé par des enfants, ces « pervers polymorphes » qui s’avèrent effectivement indomptables. Parents disparus, grand frère mis en prison par Lucky Luke lui-même, notre héros se sent dès lors responsable des rejetons. Ni l’école, ni les indiens, ni l’institution des dames de grande vertu n’en voudront. Ce que veut Rose, c’est « montrer son derrière » dans les revues de saloon, preuve que la gamine a de l’ambition. Quant à son frère, c’est un véritable cas d’étude pédopsychiatrique entre autisme et troubles langagiers : au final un personnage éminemment poétique. Regard halluciné, bras ballants, c’est surtout par ses réparties redondantes qu’il nous émeut, n’ayant de cesse de demander leur nom à tous ceux qu’il croise ou, tout en se bouchant les oreilles, en réminiscence à un probable trauma enfantin, s’il « a pas tiré le monsieur ». Rose – rebaptisée « Princesse du printemps » par un indien inapte à son tour à dompter les deux monstres (« Autant essayer de maîtriser un plein corral de broncos sauvages », dit-il), est d’un genre plus pervers. Capricieuse, désobéissante et prompte à se servir des armes à feu, on devine aisément ce que Rose deviendra : une sorte de Calamity Jane qui n’échappera pas à la loi tribale du déterminisme. Le père est en effet un hors-la-loi en cavale, ayant caché son magot dans une grotte dont l’accès n’est franchissable que par le maigre Casper. Car tout s’emboîte dans le scénario, aucun personnage n’est là gratuitement, comme un simple hommage aux albums fondateurs pourrait y inviter en citant les caractères incontournables de l’univers de Morris et Goscinny. Jusqu’à ce shérif désopilant de conformisme administratif, refusant d’intervenir en dehors de ses heures de travail et adoptant un classement pour le moins original destiné à recenser les outlaws en cavale. Mais c’est certainement le volet graphique qui constitue la plus belle réussite de ce dernier opus. Un Luky Luke à la mise boudeuse, quelque peu désabusé entre son boulot (« Je ne suis qu’un modeste auxiliaire au service de la justice » (p. 3) et sa vocation de garde-chiourme (« Tu n’aimes pas les enfants, Lucky Luke ? »/ « Pas trop, non » (p. 38). Lippu comme si sa cigarette avait fini par lui entrer dans la lèvre inférieure, c’est un personnage à la plasticité remarquable, plus étiré que ses prédécesseurs et en cela plus dynamique. On retrouve avec un immense plaisir les premiers dessins de la série, quand Morris était seul aux commandes : un cow-boy aux bras démesurés, un Jolly Jumper suggérant l’impression de vitesse quand il galope à deux mètres du sol, des personnages aux chapeaux décollés et bondissants pour figurer l’étonnement. Tout est graphiquement et délicieusement hyperbolique, ainsi que les couleurs improbables conformes aux albums originels, ciels jaunes en aplats ou arrière-plans gris dénués de détails comme pour mieux mettre en valeur les personnages. Le ton était donné d’emblée puisque dès la couverture l’album est présenté comme un « hommage », avec tous les écueils que ce genre peut impliquer : trop fidèle pour apporter quoi que ce soit à la série ou trop éloigné pour s’inscrire dans une filiation. Ici, l’intelligence de Blutch a consisté à proposer un autre objet, à la fois émancipé et subtilement imprégné de fine intertextualité. Il suffit de lire le détournement de la quatrième de couverture pour s’en convaincre : Lucky Luke n’est plus « l’Homme qui tire plus vite que son ombre », mais tout simplement « l’homme qui a troué la palissade ». Il n’a pourtant rien perdu de sa dextérité, celui qui en seul coup de feu réussit à « faire sauter le fusil, le chapeau et le couteau de Dull Spoon »… N’en doutons pas, par cet avatar jubilatoire, c’est Blutch qui fait mouche. ------- JM Pontier

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