Marseille, Roger Duchêne, Jean Contrucci (Fayard)

«La ville sans nom » a été , pendant une courte période, le nom paradoxal donné à Marseille après la Révolution. Voilà une des innombrables révélations de ce puits d’informations élaboré par les deux érudits Duchêne et Contrucci, le premièr traitant de l’Histoire ancienne de la ville et le second de l’époque moderne. Pour autant, l’imposant volume se lit comme un roman, fluide et addictif en ce que la ville propose de rebondissements entre gloire éphémère et périodes tragiques. La nuance et la rigueur historique sont toujours de mise. Chiffres à l’appui, les auteurs reviennent souvent sur les lieux communs qui ont fait la fausse réputation de Marseille. Cette « ville antique sans monument », essentiellement dévouée au lucre et au commerce, préférant toujours sacrifier les plus pauvres pour l’appât du gain de quelques nantis, parfois gouvernée par des voyous, s’avère par périodes une cité policée, artiste et soucieuse du bien-être de tous. Souvent au bord du déclin, la ville a toujours su renaître de ses cendres. Déchirée entre l’intérêt des promoteurs immobiliers et celui les archéologues, la cité n’a jamais su vraiment résoudre la problématique entre passé encombrant et avenir aguicheur. Depuis les Phocéens se sont accumulées les strates régulièrement recouvertes par l’intérêt le plus pressant d’un urbanisme anarchique ou une mémoire volontiers défaillante. D’où l’intérêt capital de ce genre d’ouvrage, précieux récit de nos origines. Quels Marseillais se souviennent des légendes fondatrices de leur ville ou de Marie Dauplan, première victime de la peste noire de 1720, pauvresse frappée comme 50000 autres marseillais sacrifiés aux dieux du commerce ? Qui se souvient encore des 780 juifs délogés comme des rats des vieux quartiers et exterminés à Auschwitz et Sobibor ? Oubliées aussi les 27000 personnes évacuées par la police française de ces mêmes quartiers, dont 1642 seront emprisonnées sans autre forme de procès. Comme ont été oubliés les mille cinq cents immeubles détruits par les Allemands et les quatorze hectares de ruines fumantes sur lesquelles les notables marseillais en accord avec le gouvernement de Vichy projetaient de reconstruire la ville. Comme a été oublié, et c’est tant mieux, ce Lucien Rebatet, descendant du siècle des Lumières, qui désignait les Marseillais comme une « populace bâtarde, vulgarité huileuse, olivâtre, qui est le fruit d’on ne sait quels baroques et impurs croisements, cette mixture de Bicots, d’Arméniens, de Maltais, de Smyrniotes, l’unique coin en France où la décadence de la race par le métissage soit vraiment un fait ». Comme a été oublié le millier de prostituées qui y travaillaient, faisant parfois jusqu’à soixante passes par jour pour assouvir l’appétit des marins qui débarquaient après plusieurs semaines de sevrage sexuel et l’impitoyable soif de gain de leurs maqueraux. Comme ont été oubliés les 73 morts brûlés et défenestrés de l’incendie des Nouvelles Galeries à cause de l’incompétence des secours. Comme a été oublié le roi Alexandre de Yougoslavie assassiné par un croate insurgé alors qu’il défilait en grande pompe devant la chambre de commerce, acclamé par le peuple marseillais. Comme ont été oubliés les 2000 morts et les 18000 sinistrés du bombardement des deux-cent cinquante avions anglo-américains qui lancèrent à l’aveuglette un millier de bombes sur la ville sans se soucier des civils du haut de leurs 4000 mètres d’altitude. Oubliés aussi les 7000 Ligures assassinés par les Phocéens. Oublié le sacrifice annuel du Pharmacos, le bouc émissaire, un jeune homme que l’on sacrifiait après l’avoir soigné et nourri pendant une année pour s’attirer la bienveillance des dieux. Oubliés les 3000 minots de la fameuse Croisade des enfants, perdus en mer ou vendus comme esclaves aux Sarrasins. Oubliés aussi les 4000 maisons brûlées et mises à sac par les Catalans, oubliés tous les marins naufragés au large de la ville et jamais revenus malgré les ex-voto de la Bonne-Mère. Oubliées les têtes de ceux qu’on soupçonnait de conspirer contre la ville, têtes exposées au bout d’une pique à la porte Réale. Oubliés les évêques empoisonnés à cause de leur avarice, oublié le moine Gaufridy, brûlé en place publique pour avoir séduit Magdeleine de la Paluds, une jeune « sorcière » qui répondait en latin aux questions de ses tortionnaires alors qu’elle n’avait jamais étudié cette langue. Oubliées les lanternes où furent pendus sans jugement les ennemis de la Révolution, oublié que la Marseillaise s’intitulait d’abord le Chant de guerre de l’armée du Rhin et avait été composée à Strasbourg. Oublié le délégué de la Convention Fréron qui n’aimait pas Marseille et l’avait pour un temps baptisée la « Sans nom », oubliée la guillotine installée place St Michel, puis devant l’actuelle Bourse où sont tombées 285 têtes en quelques jours. Oubliée la centaine de Mamelouks assassinés par le peuple marseillais, dont une femme embrochée par une baïonnette, puis jetée au port et achevée d’un coup de revolver pour avoir refusé de crier « Vive le roi ». Oubliés les petites gens qui, vivant dans les quartiers insalubres, ont succombé aux famines ainsi qu’aux nombreuses épidémies de peste, variole, choléra et grippe espagnole. Oubliés les Hérétiques assassinés chez eux, poursuivis à coups de pierres dans la rue par de bons catholiques marseillais, comme les 400 Protestants tués à Sisteron par les troupes de soldats marseillais. Oublié Antoine Lenche, assassiné par les Ligueurs du duc de Guise et dont le corps perclus de coups d’épée et de poignard sera traîné par des enfants dans toute la ville. Voilà, dans un désordre très subjectif, quelques événements importants qui ont émaillé les 2600 ans de l’histoire de Marseille, relatés ici dans une stricte chronologie sur près de 900 pages avec pour point commun un indéfectible amour de l’indépendance des Marseillais.. Sorti en 1998, il faudra en cas de réédition du livre évoquer la capitale européenne et la création du Mucem, la restitution de la Canebière aux piétons, la mise à jour de nouveaux sites archéologiques mais aussi l’incurie chronique des services publics qui ont mené à l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne. Entre grandeur et décadence, c’est le cycle incessant de l’Histoire qui ne cesse de chanter sa même litanie, mais sur un air de Vincent Scotto. /Jean-Marc Pontier

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