Roman : Les Nuits de la peste, Orhan Pamuk (Folio)

La peste fait des ravages sur l’île de Mingher en 1901. Dans ce contexte mortifère, la princesse Pakizê est confrontée à un cuisant dilemme  : renoncer à son mari le docteur Nuri pour le sauver en épousant le cheikh Hamdullah, tyran de Mingher ou le condamner en refusant la compromission avec le cheikh octogénaire. Digne de Salammbo et Shéhérazade, la fascinante Pakizê, fille de l’ancien sultan ottoman et calife se révèle aussi une fine enquêteuse. Il est difficile en effet, entre le fléau qui fait cinquante morts par jour, les tensions entre musulmans et orthodoxes, de démêler l’écheveau narratif. D’un côté le parti-pris scientifique incarné par le docteur Nuri, envoyé par Istambul pour endiguer la Peste en organisant la quarantaine, et de l’autre le cheikh Hamdullah et les Musulmans qui accusent l’état turc de trahison. La peste devient elle-même objet de méfiance puisqu’on accuse des espions à la botte des orthodoxes de favoriser l’épidémie en lâchant des rats contaminés dans les rues de la ville. Les assassinats, coups d’état, révoltes de prisonniers, tortures et pendaisons se succèdent tandis que l’épidémie continue de progresser. L’auteur de l’inoubliable Musée de l’innocence et de Neige se livre ici à un exercice hybride, entre roman historique (bien que l’île de Mingher n’existe pas), chronique d’épidémie à la Camus, le tout incroyablement documenté à commencer par la description de la maladie : « Tous les malades, tôt ou tard, avaient les yeux injectés de sang, ils étaient saisis de tremblements étranges et de maux de tête insoutenables (…) Sur la plupart on observait, soit au cou, derrière l’oreille, soit sous les aisselles, soit encore à l’aine, la présence de cette chose que les Européens appelaient bubon, une pustule, un furoncle gros comme une demi-patte de moineau » (p. 154). Pour autant, l’humour n’est pas absent du roman, notamment dans le récit hagiographique de l’histoire de l’île : chaque événement et chaque parole fût-elle futile, deviennent sacrés sous la plume des thuriféraires, jusqu’au ridicule. Ainsi la naissance de la nation est-elle celle du mythe et tout est prétexte à sacralisation pour qui désire à tout prix poser les bases du récit fondateur. Au final, c’est dans un chaos total que l’île déclare son indépendance. A travers le microcosme fictionnel de Mingher, le véritable sujet du livre est bien la chute de l’Empire ottoman. D’ailleurs la fin de la peste annonce une nouvelle ère de troubles politiques. Les cuirassés européens peuvent quitter le large des côtes, qu’ils gardaient pour dissuader toute possibilité de fuite et de propagation du fléau. Avec leur départ, la princesse Pakizê, va sans doute voir revenir la menace turque qui veut reprendre ses droits. On avait pu être déçus par la seconde partie du dernier récit de Pamuk, la Femme aux cheveux roux. On appréciera ici la densité historique du récit, l’exploitation érudite de la (fausse) documentation qui se double d’une enquête policière. Sans doute s’y perd-on parfois, tant les péripéties politiques et les enjeux religieux se multiplient. Mais au-delà de la folie des hommes, la nature létale de l’épidémie poursuit son travail méthodique d’extermination. Et on a l’impression, alors que la catastrophe sanitaire exigerait un temps de répit dans les antagonismes politiques et religieux, que la peste exacerbe au contraire des dissensions (il faut saluer la capacité visionnaire du prix Nobel puisque le livre a été écrit juste avant l’épidémie de covid). D’où provient donc cette impression de nostalgie émanant d’un roman relatant l’histoire d’une île qui n’a pas existé ? Tout est dans l’art du conte du magicien Pamuk qui présente son récit comme étant « à la fois un roman historique et une histoire en forme de roman ». Un roman qui a du souffle, à la Garcia-Marquez, mêlant la fausse exactitude historique à la mythologie propre à toute invention d’une nation, fût-elle fictionnelle. Pour notre plus grand plaisir.

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