Roman : Tarjei Vesaas, Les Oiseaux (traduit du norvégien par Marina Heide), ed. Babel.

Mattis vit avec sa sœur Hege dans une maison à l’écart, proche d’une forêt et d’un lac. C’est un attardé mental, celui qu’au village on a surnommé le Benêt. Sans condescendance ni moquerie : il est là depuis toujours, c’est ainsi. Mattis a du mal à s’investir dans un travail. Il vit littéralement « aux crochets » de sa sœur (puisqu’elle fait vivre la fratrie en tricotant puis vendant des chandails au village). Deux événements vont perturber cette relation. Mattis va faire une rencontre capitale, Anna et Inger, deux jeunes filles en vacances avec qui il passera une journée inoubliable. Puis ce sera l’arrivée de Jørgen, le bûcheron de passage à qui Mattis offre l’hospitalité. Une opportunité pour Hege de tomber amoureuse, elle qui jusqu’ici n’a fait que s’occuper de son frère, calmer ses phobies des orages et ses irrationnelles obsessions. Au grand dam de Mattis, Jørgen va s’installer et priver le jeune homme de l’affection de sa sœur, du moins le pense-t-il. On connaît d’autres figures littéraires de l’attardé mental. Faulkner (le Bruit et le fureur), Steinbeck (Des souris et des hommes) ou Peter Hedges (Gilbert Grape) entre autres ont parfaitement compris le parti qu’ils pouvaient tirer d’un personnage intellectuellement défaillant, à la fois en souffrance et suscitant une addictive empathie. Deux modèles cinématographiques peuvent s’imposer en observant le comportement à la fois exaspérant et attachant de Mattis : le jeune Di Caprio incarnant Gilbert Grape et RJ Mitte, le fils de Walter White dans la série Breaking bad. Personnage poétique et décalé, le Benêt ouvre des faisceaux narratifs infinis en ce qu’il ne doit, sur le papier, nullement justifier une conduite rationnelle et crédible. Son comportement, le flux anarchique de ses pensées, la fluctuation de ses états d’âme, de ses phobies et ses élans affectifs font de lui un être incontrôlable et peu prévisible. C’est paradoxalement son psychisme défaillant en termes de logique cognitive qui lui confère une véritable épaisseur psychologique. Mattis a un rapport privilégié avec la nature. Une bécasse, une pierre, une touffe d’herbe, un champignon (vénéneux!) vont devenir un univers. Son domaine, c’est ce lac dont il s’intronise le passeur sur une barque aussi peu fiable que sa propre rationalité. En quelques mots, l’auteur peint habilement toute une atmosphère, faite de parcimonieuses touches poétiques, d’autant plus efficaces qu’elles sont rares. Les éléments jouent aussi un rôle capital en ce qu’ils influent grandement sur le caractère et le comportement du héros (calfeutré dans les toilettes de jardin dès qu’un orage approche). Cet être primesautier a l’âge mental et le comportement d’un enfant. On comprend qu’il a tout investi affectivement dans sa sœur Hege. Mais il est aussi torturé par les affres de l’amour, dont il ne reste que spectateur lointain. La force de Tarjei Vesaas est de ne pas surjouer avec ce personnage plein de potentialités. Pas de rejet de la part des villageois, au contraire, une amicale bienveillance, là où on attendrait une opposition catégorique (Mattis peut s’avérer terriblement agaçant avec ses questions obsessionnelles). Pas de comportement définitivement radical de sa part non plus. Tout est en nuances : on suit, parfois avec difficulté, les méandres d’une pensée qui se contredit constamment, faite d’ellipses, de non-dits, et au total d’une langue très poétique de par son mystère. Même Hege, pourtant habituée aux fluctuations cognitives du frangin, s’y perd. Une psychologie en miroir, qui passe son temps à s’auto-interroger, se demander si telle réplique est conforme à ce qu’on attendrait ou tel comportement digne d’un être « normal » (« Ce devrait toujours être comme ça. Voilà ce qu’on devrait pouvoir répondre à bien des choses : J’en connais un rayon » (p.143). C’est une narration lente, où s’enchaînent des événements insignifiants pour le commun des mortels mais capitaux dans la vie particulière de Mattis. La focalisation est un mélange de narration objective et de discours indirect libre qui permet de flotter de manière floue entre les pensées intérieures du benêt et les données de la réalité objective. Une manière subtile de raconter qui nous place dans une sorte de territoire incertain, comme ces forêts bordées d’un lac aux eaux étincelantes mais dangereusement fluctuantes. Une définition de la littérature, en définitive…

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