Roman : Hervé Bazin, Qui j'ose aimer
Tout se passe à La Fouve, une ferme délabrée tenue à bout de bras par la servante bretonne Nathalie, à peine moins vieille que la bâtisse elle-même. La Fouve est peuplée de femmes uniquement : on s’y nomme Isabelle de génération en génération. La narratrice en est une, d’Isabelle, une jeune adolescente qui s’éveille aux choses de la nature. Isabelle la rousse découvre qu’elle a un corps et le roman s’ouvre sur une baignade dénudée dans la rivière qui longe la propriété. Isabelle vit avec sa mère, Isabelle aussi, et sa sœur Berthe, une fille demeurée et attachante comment peuvent l’être ces personnages romanesques poétiques et lunaires (voir par ailleurs la critique des Oiseaux de Tarjei Vesaas). Nathalie veille sur ce petit monde avec ses improbables proverbes et sa bigoterie d’un autre temps. Isabelle la mère est divorcée. Le père d’Isabelle la fille et de Berthe vit en Afrique et on ne parle de lui que pour évoquer la pension mensuelle qu’il verse à ses filles jusqu’à leur majorité. L’arrivée de Maurice, notaire de profession, va remettre cette routine en question : Maurice est le nouveau mari d’Isabelle la mère, donc le beau-père d’Isabelle la fille. Il va s’installer à La Fouve, si mal adaptée aux pas de cet étranger qui ne comprendra jamais qu’il faut enjamber la 6e marche de l’escalier qui craque immanquablement. Isabelle la mère va tomber malade. Un lupus, cette affection dégénérescente de la peau qui lui fera perdre toute beauté. La maladie va marquer une trêve entre Isabelle la fille et Maurice. Mieux, elle va irrémédiablement les rapprocher et Maurice sera le premier amant d’Isabelle la fille pendant qu’isabelle la mère se bat contre la mort. Le titre, Qui j’ose aimer ? nous alerte d’emblée sur la suite irrépressible de l’histoire : aimer le mari de sa mère qui se meurt n’est pas très moral. Le Michel de l’Immoraliste de Gide est bien sage à côté de ces personnages. Bazin est un impitoyable conteur des familles (on avait aimé notamment De l’huîle sur le feu), de leurs failles, leurs fatales tentations et parle merveilleusement de cette tension entre morale et désir, entre tradition et révolution personnelle. Mais sa plus grande prouesse consiste à faire endosser la narration à une jeune fille de seize ans, avec une troublante finesse psychologique. Émois, éveils à la sensualité, découverte du corps, déchirant dilemme entre désir et culpabilité, tout cela est parfaitement rendu par Hervé Bazin. Et on touche là à la véritable grandeur d’un romancier : cette capacité à s’extraire d’une subjectivité pour s’incarner dans une personnage de fiction. Isabelle, c’est lui.
Dès lors se pose la question : pourquoi le génial Bazin est-il passé de mode ? Sans doute son immoralité (dans un roman publié en 1954) joue-t-elle en sa défaveur en notre époque qui stigmatise tout ce qui touche à la famille. Ce livre parle d’actes sur une mineure, commis quasiment de manière incestueuse, avec le consentement pervers de l’intéressée, qui plus est pendant que se meurt sa mère. Bazin va plus loin encore puisqu’Isabelle va tomber enceinte de son beau-père. Le fruit de cette union maudite sera cette enfant qui s’appellera… Isabelle, bien sûr.
Voir l'interview d'Hervé Bazin ICI.
Commentaires
Enregistrer un commentaire