Enquête impressionniste : Grégoire Bouillier : Le syndrome de l’Orangerie (Flammarion)

Que faire quand on voit des cadavres partout ? On écrit le Syndrome de l’Orangerie, comme pour exorciser cette obsession du (des) cadavres flottants. On ne connaîtra que dans l’épilogue ce qui a suscité ces visions spectrales en eaux troubles. En contemplant les Nymphéas de Monet, Bmore (avatar romanesque de Grégoire Bouillier) est saisi d’un malaise, en quelque sorte le négatif d’un autre célèbre syndrome, celui de Stendhal, généré cette fois par un excès de Beauté. Fidèle à ses méthodes d’investigation, Bouillier va décliner le sujet jusqu’à épuisement, d’Ophélie à la Chloé de l’Écume des jours en passant par les morts de 14, tous les « noyés » de l’Histoire littéraire (ou pas) sont passés en revue. Mais c’est dans son approche biographique de Monet que l’ouvrage se distingue. Au scalpel, Bmore va interroger chaque péripétie de la vie du peintre (Bouillier est lui-même un ancien peintre, il sait de quoi il parle) susceptible d’éclairer sa révélation morbide. Étage après étage, chaque élément est versé au dossier. C’est brillant, c’est pertinent, à tel point qu’on se sent soi-même tiré par les cheveux et qu’on se surprend à aimer ça : peu importe si les théories élaborées sont parfois fumeuses (l’auteur le reconnaît volontiers lui-même). On n’est même plus sur le terrain de l’exactitude biographique, c’est la supputation du plausible qui s’impose comme un jeu de l’esprit. Jamais sans doute on est allé aussi loin dans l’examen clinique d’un tableau (ou plutôt d’une série). Mais tout en décortiquant les spécificités plastiques des Nymphéas, notre enquêteur propose une vision plus large de l’Histoire de l’art. En montrant par exemple comment Pollock et les abstractions lyriques de tout poil on su récupérer le caractère précurseur de Monet. Au centre de ces enjeux esthétiques apparaît une figure cruciale, celle de Camille , la première femme du peintre qu’il a tant représentée, devenant elle-même une série au même titre qu’une meule ou une façade de cathédrale. Camille, disparue si jeune et représentée jusqu’à son lit de mort, certainement le visage le plus obsédant de ces cadavres flottants. « Ce qu’il peint, c’est une morte flottant entre deux eaux, c’est un cadavre surnageant, avant de couler tout au fond et de disparaître à jamais ». Fidèle à son habitude, Grégoire Bouillier nous amène à suivre d’improbables méandres. Puisque tout a un rapport avec tout, nous voilà à Auschwitz, pour un parallèle audacieux et risqué avec une visite des jardins de Giverny. C’est la méthode Bmore : de même que c’est en regardant à côté du soleil qu’on le voit le mieux sans se brûler les yeux, les détours et autre apparentes digressions permettent à l’enquête de ne pas piétiner. On regrettera, après son efficacité et sa drôlerie dans l’enquête précédente (nonobstant le sujet dans Le Cœur ne cède pas), que Penny, la séduisante assistante, ait trouvé mieux à faire que de se plonger elle aussi dans le bassin aux nénuphars. Mais sans doute l’investigation avait-elle ce coup-ci une forme plus intime pour ne pas exclure « Celle-ci ». Malgré ses promesses (surtout à lui-même, d’ailleurs), l’auteur a fait à peine plus court que pour les livres précédents (429 pages tout de même). Pour autant, on ne lâche pas ce pavé, fût-ce dans la mare, tant le récit est prenant et le jeu souvent plein de dérision de Bouillier nous envoûte. Car non seulement le bougre nous fait sourire, mais il est diablement intéressant. Parce que au-delà de la fine analyse d’un monument de l’Histoire de l’Art et de l’Histoire tout court, avec notamment la figure amicale de Clémenceau, cette enquête est elle-même une fresque qui nous parle de vie et de mort, c’est à dire de l’humanité tout entière.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

On ne badine pas avec, Jules Vipaldo (ed. Tinbad)

Mariotti croque l’avenir 

Roman : Identité, Martine Marck (ed.BoD, 2024)