Roman : Sandrine Colette : Madelaine avant l’aube

Elle a la rage, la petite Madelaine, lorsqu’elle débarque comme une bête sauvage à la ferme des Montées. Peut-être une de ces enfants conçues dans les viols perpétrés par le fils du seigneur, Ambroisie-le-fils. Dans le hameau vit tout un petit monde de paysans soumis : la vieille Rose, qui connaît les onguents et les plantes, les jumelles Ambre et Aelis, tellement ressemblantes qu’elles finiront par s’échanger, les frères Eugène et Léon, les enfants, des garçons de l’âge de Madelaine, le cheval Jéricho et le chien Bran, dont on reparlera. C’est un monde de servage et de pauvreté où l’on est soumis aux mauvaises saisons et à la cruauté des seigneurs. Travail harassant, froid, sécheresse, pluies, épidémies, accidents et famines à répétition, tel est le quotidien des habitants des Montées. Et la mort qui rôde et frappe avec une impitoyable régularité. Puis il y a cet acte fondateur : armée de sa hache à la ceinture, Madelaine tue un chevreuil. Un meurtre rédhibitoire sur la terre des seigneurs où la vie des paysans a moins de valeur que celle du gibier. N’importe, la petite Madelaine outrepasse les peurs ancestrales des serfs et offre pour un moment de la viande aux repas. Ce crime ne sera pas découvert, mais non sans lendemain parce que le sang appelle le sang. Voilà un roman flottant dans un espace-temps un peu flou, dont on devine qu’il doit se passer à une époque vaguement médiévale et sur des terres ingrates. Si on peut reprocher au récit son manque d’humour (mais la description de telles conditions de vie ne s’y prête certainement pas), on relèvera notamment la prouesse de la deuxième partie, dont la narration est endossée par un … chien. On se laisse embarquer par le récit et la révélation du postulat narratif fait qu’on doit reprendre le chapitre sous un autre angle de vue. Cette focalisation à hauteur de chien (le compagnon de fugue de Madelaine) est un véritable tour de force, un subtil anthropomorphisme qui bernera le lecteur le plus attentif. A l’image des jumelles Ambre et Aélis, c’est aussi un roman à miroirs. Sandrine Colette excelle dans les jeux de symétrie : Madelaine peut-être fille de son bourreau, la scène sacrificielle du chevreuil fait écho à la scène finale, Jéricho, le cheval de trait de la ferme en contrepoint du cheval du maître… On imagine volontiers une suite, faite d’amertume et de vengeance, dix ans plus tard, conformément à la promesse de Madelaine de revenir au pays. Madelaine avant l’aube a été élu, et ce n’est que justice, Prix Goncourt des lycéens 2024. En finale de ce prestigieux prix qui prouve aux plus pessimistes que les jeunes lisent encore, figuraient l’excellent Les guerriers de l’Hiver, d’Olivier Norek, et Le club des enfants perdus, de Rebecca Lighieri. Ce dernier a été vilipendé sur les réseaux sociaux à cause de scènes soi-disant pornographiques, incitation à la drogue et apologie du suicide. Des ligues d’extrême-droite ou de conglomérats d’obédience catholico-intégriste se sont mobilisés pour inonder Babélio et autres forums de lecture de leurs mails assassins dont les moins malhonnêtes commençaient pas : « Je n’ai pas lu ce livre ordurier, mais... ». On trouve effectivement dans l’excellent Club des enfants perdus des scènes de sexe, comme toujours chez Lighieri, mais du sexe aimant et consentant. Quant à la drogue et au suicide, il n’y a rien d’autre que le reflet pessimiste des aspirations d’une frange de jeunes déboussolés par les incohérences d’une époque, et dont, heureusement, la plupart ne passent pas à l’acte. Chez Norek, ce sont des scènes de guerre (la Russie contre la Finlande, juste avant l’embrasement de la seconde guerre mondiale) et des morts par dizaines à chaque ligne : morts de froid ou morts par balles, obus, bombes, l’arsenal responsable des hécatombes se décline à l’infini. Mais que ce soit chez Sandrine Colette ou chez Olivier Norek (prix Renaudot des lycéens), personne ne s’offusque de la cruauté, du nombre de morts, des description de l’horreur et des litres d’hémoglobine dont l’équivalent au cinéma ferait détourner les regards. Voilà notre monde, où l’amour choque plus que la mort. Ce n’est pas nouveau, en vérité, et Montaigne (qui a dû vivre non loin de l’époque de Madelaine) le disait déjà en évoquant l’acte amoureux : «Nous prononçons hardiment, tuer, desrober, trahir : et cela, nous n'oserions qu'entre les dents. » Et dans les années 80, Thiéfaine chantait : « Love, love, love/ Lové sur ton ventre bébé s’ouvre les veines/ Et tu me demandes s’il a bien pris sa dose... ». Autres temps, où l’on savait ce qui littérature voulait dire.

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