Lettres d’un péruvienne (roman épistolaire), Françoise de Graffigny


 

Voilà à première vue une pâle copie des Lettres persanes. Que le roman épistolaire de Montesquieu soit un chef-d’œuvre d’esprit et de style, il suffit d’en lire la préface pour s’en convaincre. On se dit alors que la féminisation des programmes scolaires (l’œuvre de Mme de Graffigny est au programme du bac en 1res) oblige à quelques concessions : à imposer à tout prix des auteures non pour la qualité de leur œuvre mais parce qu’elles sont simplement des femmes, on risque de tirer la littérature vers le bas.

Et pourtant, voilà une fameuse découverte que ces Lettres d’une péruvienne, publiées par Françoise de Graffigny en plein siècle des Lumières. Zilia, une jeune inca de noble extraction, a été enlevée au Pérou par les Espagnols. Délivrée ensuite par l’officier Déterville, elle découvre la société française du 18e siècle avec ce regard « persan » qui permet l’analyse froide et objective des mœurs. Les lettres écrites par Zilia sont adressées à Aza, son futur époux, lui-même enlevé par les Espagnols. Le style fleuri et brillant de Zilia (il est peu probable qu’une néo-arrivante, qui balbutie à peine le Français, utilise avec tant de brio l’imparfait du subjonctif) gagne en pénétration psychologique ce qu’il perd en crédibilité. On touche là à une grande préoccupation du 18e siècle : le « bon sauvage » initié par Rousseau et peint par Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville (où le style des Lumières nous enchante autant qu’il nous éloigne de la vérité desdits « sauvages). Mais l’œuvre de Graffigny va plus loin encore que le simple coup d’œil amusé qu’un étranger peut porter sur la société des Lumières. On y découvre surtout un regard de femme porté sur la destinée de ses sœurs. Elle y condamne le manque d’éducation dans lequel les hommes les maintiennent : « C’est dans cette ignorance que l’on marie les filles à peine sorties de l’enfance (…) La plupart des maris ne s’en occupent pas davantage. Il serait temps encore de réparer les défauts de la première éducation : on n’en prend pas la peine ».

Au final, l’attente amoureuse de Zilia sera vaine. Elle repousse l’amour éperdu de Déterville, exemple même de l’homme des Lumières, malgré la trahison d’Aza, converti à l’hypocrite doctrine des Européens. C’est une véritable leçon de sagesse de vie basée sur l’étude de la nature qu’elle expose en fin de volume : « Le plaisir d’être ; ce plaisir oublié, ignoré même de tant d’aveugles humains ; cette pensée si douve, ce bonheur si pur, je suis, je vis, j’existe, pourrait seul rendre heureux, si l’on s’en souvenait, si l’on en jouissait, si l’on en connaissait le prix ».

Et ce n’est pas un des moindres mérites de la féminisation des programmes : pousser les pédagogues et les élèves à découvrir de grandes écrivaines. Le Romantisme avait sa Mme de Staël, les Lumières ont désormais Mme de Graffigny.


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