Roman graphique : Monsieur Chouette, David B (l’Association)
Le cas David B est une aberration. Au même titre qu’un Kundera ou un Philip Roth, disparus sans jamais avoir été prix Nobel, il est impensable que l’œuvre de l’auteur de l’Ascension du Haut-mal n’ait encore été récompensée d’un grand prix d’Angoulême. Que David B soit l’un des plus grands auteurs de notre temps, il suffit de lire ce Monsieur Chouette pour s’en convaincre.
Marie est une jeune fille errante qui a peur de son ombre. Elle exprime son mal être à Monsieur Chouette, qu’elle rencontre une nuit dans les rues désertes de Paris. Elle a peur de tout, se voit devenir mendiante et oubliée de tous. Monsieur Chouette est un «psychopompe», c'est-à-dire que tel Virgile aux Enfers, il sert de guide à ceux qui passent de vie à trépas. Marie va le suivre docilement dans le monde des Morts. On lui taille un costume qui la rend invisible aux yeux de Cerbère, le cruel chien à trois têtes, intraitable avec d’éventuels vivants égarés au royaume des morts. Tous les soirs, un nouvel arrivage de défunts déboule dans ce Paris inversé, une cité fantôme où s’entassent non seulement les morts mais aussi tout ce qui, dans le monde des vivants, rend l’âme : objets, maisons, voitures…
Marie doit naviguer dans cet univers fluctuant et incertain, aidée par des personnages plus ou moins fiables : outre Monsieur Chouette, qui passe ses nuits à bringuer, une serveuse de bar subversive, des singes facétieux ou une autre jeune fille qui s’ennuie d’être morte. Il y a aussi l’ombre de Marie, qu’elle doit cacher derrière son oreille car révélatrice de sa vitalité.
Marie a un but : revenir dans le monde des vivants. Mais avant, elle veut dévaliser la banque de la Mort pour en percer le secret. C’est un rude parcours : on voit ses traits se tirer, ses cheveux se raccourcir, sa fatigue l’envelopper progressivement d’une incoercible gangue.
On retrouve dans cet opus les thèmes obsessionnels de David B : la Mort (l’Ascension du Haut-Mal), le goût romanesque du mystère (Les Incidents de la nuit), l’épopée poétique (Le Capitaine écarlate), le rêve (Le cheval blême)… Mais c’est avant tout l’esthétique de la transformation qui saute joliment aux yeux. Il n’y a rien de stable ni de définitif dans cet univers morbide sans pour autant être déprimant. Les métamorphoses s’enchaînent, le travail graphique devient jubilatoire et la plasticité des personnages et des décors est pleinement intégrée dans le scénario. Si pour David B la Mort a plusieurs visages, alors les humains lui ressemblent. Cerbère, le mythologique gardien des enfers, est particulièrement réussi de ce point de vue : parfois monolithique, parfois séparé en trois entités sournoises, pour mieux tromper son monde. Face à cette rage tricéphale, on est touchés par le personnage de Marie, âme fragile, solitaire et vaguement dépressive. Et si cette incursion au royaume des morts allait paradoxalement lui rendre sa jeune vigueur ?
Chaque case est une œuvre en soi. Le noir et blanc donne au volume une profondeur palpable, les textes vont à l’essentiel, poétiques à souhait dans leur concision. Mais au-delà de la simple charge esthétique, on ressent un vrai malaise en lisant cette histoire d’intrusion en pays occupé par la Mort et ses sbires. Comment, à travers Cerbère, ne pas penser aux chiens miliciens de la Ferme des animaux d’Orwell, à ces époques de délation, de clandestinité et de cruauté pas si éloignées de nous ? L’innocence livrée aux mains d’un passeur dévoyé et menacée par les tenants d’une idéologie fascisante terriblement efficace, voilà ce qui sourd, très subtilement, du livre de David B : derrière son apparence fantaisiste et onirique, Monsieur Chouette est une œuvre politique autant que poétique.
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