Bande dessinée : Commis d’office, Benjamin Taïeb, Tomek Heydinger (Les Enfants rouges)

 

La couverture de ce livre dense est explicite : le narrateur-héros sort à la hâte du Palais de Justice, sac en bandoulière, sa robe d’avocat à moitié enfilée sur un tee-shirt à l’effigie d’un Mickey surmontant l’inscription « hope ».

De l’espoir, il en faut effectivement pour faire ce métier exigeant physiquement et mentalement. C’est cette vie de commis d’office -cet avocat du pauvre que, dans l’urgence, on attribue à un justiciable- que nous raconte Benjamin Taïeb d’une plume alerte et objective. Le récit propose un va et vient entre les affaires judiciaires et la vie privée du narrateur, une ado à gérer à la maison, les footings indispensables à la décompression, les courtes phases de sommeil interrompues par les coups de fil des coordonnateurs pour les audiences nocturnes, les rencontres amoureuses : le récit tisse habilement tous les fils d’une vie vouée à la défense des malfrats et des démunis.

Elle est d’une diversité étonnante, cette humanité jugée sur les bancs du tribunal. Voleurs, trafiquants, assassins, violeurs, on passe en revue tous les types de délits. Avec des personnalités parfois attachantes, parfois odieuses, comme ce prévenu qui considère que donner des gifles à sa femme ce n’est pas la « cogner », parfois tragiques, comme cet homme qui se suicide dans sa cellule. Sans jamais tomber dans le misérabilisme social, on touche souvent à de piteuses trajectoires de vie qui impliquent la responsabilité des entourages (ce père qui offre un fusil à son fils pour l’anniversaire de ses quinze ans) ou de la société, inapte à épauler les plus démunis. Certaines affaires sont drôles cependant et permettent de souffler dans cet enchaînement de procès sordides, comme cette femme qui veut attaquer sa coiffeuse pour incompétence, ce jeune qui vole une trottinette parce qu’il était tard et qu’il ne voulait pas rentrer à pied, ou ce prévenu qui dit avoir eu une « relaxation » lors d’une affaire antérieure.

On y apprend aussi beaucoup sur le métier d’avocat, notamment que le commis d’office est un peu comme les médicaments remboursés par la sécu, il n’est pas « gratuit » mais payé par l’état. On y croise aussi beaucoup de sigles qui en disent long sur la complexité des institutions et des procédures judiciaires, alors que leur vocation est a priori de réduire et simplifier les dénominations !

Le récit est distancié, pas de commisération mais une empathie évidente, pas de commentaires superflus en conclusion de chaque affaire. On sait gré au narrateur de ne nous exposer les faits que dans leur brute vérité. C’est là qu’intervient l’incroyable intelligence du trait de Tomek Heydinger. Les expressions des corps et des visages nous en disent bien plus sur le désarroi psychologique ou l’espoir que peuvent susciter les jugements de cour. Les arrière-plans architecturaux (on est à Nice) ou les ciels crépusculaires joliment colorés ajoutent à cette impression de réalisme poétique et donnent à cette œuvre un supplément d’âme. Commis d’office est bien plus qu’un témoignage : si le texte est abondant, les phases de silence impliquent une autre temporalité de lecture, des accélérations et des ralentissements qui en font un livre consistant et plein d’humanité, sans toutefois que l’esthétisation du trait ne vienne altérer la gravité du propos. La Justice esthétisée, c’est cette gageure que réussit cet ouvrage qui, sans toutefois nous donner envie d’avoir affaire à la Justice, nous permet d’en éclaircir quelques méandres et à rendre humains ceux qui l’appliquent et ceux qui la subissent.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Roman graphique : On ne la ferme pas, Benoît Jahan, ed. FLBLB

Roman : Miracle à la combe aux Aspics, Ante Tomić

Essai : Toutes les époques sont dégueulasses, Laure Murat (Verdier)