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Antoine Mouton,  Au nord tes parents – éditions La Contre-allée – 64 pages, 2024

L’essentiel en poésie n’est pas tant de savoir si les choses sont vraies que si elles nous chantent, ou plutôt nous enchantent. Sont-ils authentiques, les souvenirs du narrateur, cette permanente transhumance vers le Nord à l’arrière de la voiture, l’enfant subissant l’humeur des parents, un père renfrogné écraseur de chats et une mère astrologue condamnée par un cancer ? La question de la forme a vite fait de balayer nos interrogations : peu importe la vérité – Antoine Mouton est-il cet enfant de bohème ? - puisque, dans une langue simple et subtilement ciselée, il nous invite au parcours septentrional et peu importe si tout n’est que fiction puisque la musique qui émane de ce petit livre est authentique. C’est l’histoire d’une entreprise de désenchantement. L’enfant ne demande qu’à s’émerveiller. Il fait le pari qu’existent les anges mais « les anges, c’était interdit » (p. 11). Giflé par le père pour avoir cru qu’il priait Dieu, ignoré dans sa détresse par la mère indifférente. Un

Roman : Hervé Bazin, Qui j'ose aimer

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Tout se passe à La Fouve, une ferme délabrée tenue à bout de bras par la servante bretonne Nathalie, à peine moins vieille que la bâtisse elle-même. La Fouve est peuplée de femmes uniquement : on s’y nomme Isabelle de génération en génération. La narratrice en est une, d’Isabelle, une jeune adolescente qui s’éveille aux choses de la nature. Isabelle la rousse découvre qu’elle a un corps et le roman s’ouvre sur une baignade dénudée dans la rivière qui longe la propriété. Isabelle vit avec sa mère, Isabelle aussi, et sa sœur Berthe, une fille demeurée et attachante comment peuvent l’être ces personnages romanesques poétiques et lunaires (voir par ailleurs la critique des Oiseaux de Tarjei Vesaas). Nathalie veille sur ce petit monde avec ses improbables proverbes et sa bigoterie d’un autre temps. Isabelle la mère est divorcée. Le père d’Isabelle la fille et de Berthe vit en Afrique et on ne parle de lui que pour évoquer la pension mensuelle qu’il verse à ses filles jusqu’à leur majorité.

Roman : Laura Esquivel, Chocolat amer (folio)

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Fille d’une mère tyrannique, Tita aime Pedro éperdument. Et réciproquement. Tout irait donc pour le mieux dans cette hacienda sur fond de guerre civile, n’était le poids d’une tradition (inventée par la mère, Mamá Elena?) qui veut que la cadette d’une famille ne se marie jamais pour pouvoir s’occuper de la mère. Pedro va donc trouver un moyen pour vivre au plus près de Tita : il va épouser Rosaura, la sœur de Tita, seule assurance pour lui de ne pas quitter Tita. Un compromis douteux qui va être à l’origine de bien des malheurs. N’est pas García-Márquez qui veut. Malgré l’humour tranquille qui traverse le livre et l’omniprésence du réalisme magique qui a fait la marque de l’auteur de Cent ans de solitude, Laura Esquivel, qui reconnaît elle-même la marque indélébile de García-Márquez dans son œuvre, ne parvient pas à hisser son Chocolat à la hauteur voulue. La recette n’est inscrite dans aucun livre de cuisine littéraire, parce que le génie ne se copie pas, tout juste se plagie-t-il.

Roman : Tarjei Vesaas, Les Oiseaux (traduit du norvégien par Marina Heide), ed. Babel.

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Mattis vit avec sa sœur Hege dans une maison à l’écart, proche d’une forêt et d’un lac. C’est un attardé mental, celui qu’au village on a surnommé le Benêt. Sans condescendance ni moquerie : il est là depuis toujours, c’est ainsi. Mattis a du mal à s’investir dans un travail. Il vit littéralement « aux crochets » de sa sœur (puisqu’elle fait vivre la fratrie en tricotant puis vendant des chandails au village). Deux événements vont perturber cette relation. Mattis va faire une rencontre capitale, Anna et Inger, deux jeunes filles en vacances avec qui il passera une journée inoubliable. Puis ce sera l’arrivée de Jørgen, le bûcheron de passage à qui Mattis offre l’hospitalité. Une opportunité pour Hege de tomber amoureuse, elle qui jusqu’ici n’a fait que s’occuper de son frère, calmer ses phobies des orages et ses irrationnelles obsessions. Au grand dam de Mattis, Jørgen va s’installer et priver le jeune homme de l’affection de sa sœur, du moins le pense-t-il. On connaît d’autres figur

Roman : Aurélie Jeannin, Au point du jour (ed. De l’Olivier)

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Au point du jour est le troisième roman d’Aurélie Jeannin. De l’univers de Préférer l’hiver et Les Bordes (publiés chez HarperCollins), on retrouve le goût des sous-bois et de l’humus, le réconfort des frondaisons et la sourde menace des étangs. Mais si les deux premières œuvres prenaient le noyau familial et notamment la relation mère-enfants pour écheveau narratif, c’est d’un point de vue plus horizontal que se place ici la romancière. C’est justement un désir d’éclatement familial qui préside au départ de l’héroïne, Florence, jeune femme trop à l’étroit dans sa vie d’épouse. Son nouvel horizon, elle le trouve dans une forêt où se perpétue la tradition de la chasse à courre, et plus précisément dans les yeux de Daguet, veneur chargé de la meute, homme secret et taciturne. Le début du livre est l’histoire du courage nécessaire aux renoncements. Puis intervient la phase de l’observation : comme deux animaux, Flo et Daguet se toisent, s’évaluent sans jamais trop se rapprocher,

On ne badine pas avec, Jules Vipaldo (ed. Tinbad)

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« Ce texte a connu plusieurs formes et états, et fait l’objet de nombreux re-travail et de plusieurs refontes avant d’aboutir au livre d’aujourd’hui. Tout d’abord, geste inaugural, il y eut une exposition dans le hall d’une mairie sudiste, il y a tout juste 25 ans (décrochée à la hâte, et sans ménagement, par la police municipale, avant la visite inopinée d’un « ministre de la Ville »). Puis, une représentation du texte sur scène, dans une autre ville du sud, dix-huit ans plus tard, lors d’une performance réalisée par le trio En Roue libre. » (D Fiction) Les origines de On ne badine pas avec se perdent donc dans une nébuleuse et sans doute est-il vain, voire néfaste en ce que toute tentative archéologique enlève bien du charme à l’œuvre excavée, de tenter cette plongée rétrospective vers la matrice. Le désir m’en prend pourtant, plus d’ailleurs par nécessité de replonger vers une époque où tout me paraissait graphiquement possible, même les approches les plus faussement kitch, que p

Roman : Les Nuits de la peste, Orhan Pamuk (Folio)

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La peste fait des ravages sur l’île de Mingher en 1901. Dans ce contexte mortifère, la princesse Pakizê est confrontée à un cuisant dilemme  : renoncer à son mari le docteur Nuri pour le sauver en épousant le cheikh Hamdullah, tyran de Mingher ou le condamner en refusant la compromission avec le cheikh octogénaire. Digne de Salammbo et Shéhérazade, la fascinante Pakizê, fille de l’ancien sultan ottoman et calife se révèle aussi une fine enquêteuse. Il est difficile en effet, entre le fléau qui fait cinquante morts par jour, les tensions entre musulmans et orthodoxes, de démêler l’écheveau narratif. D’un côté le parti-pris scientifique incarné par le docteur Nuri, envoyé par Istambul pour endiguer la Peste en organisant la quarantaine, et de l’autre le cheikh Hamdullah et les Musulmans qui accusent l’état turc de trahison. La peste devient elle-même objet de méfiance puisqu’on accuse des espions à la botte des orthodoxes de favoriser l’épidémie en lâchant des rats contaminés dans les

Bande-dessinée : Les Indomptés, par Blutch (Lucky Comics)

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On est toujours un peu gêné, après la disparition de leurs créateurs, quand paraissent de nouvelles aventures des monstres de Bd franco-belge. S’il fait régulièrement hurler les partisans de l’œuvre définitivement close (et Hergé a certainement bien fait d’interdire toute suite à Tintin), le procédé semble en tout cas lucratif. Après le dernier Astérix et avant le prochain Gaston, vient de paraître un nouveau prolongement de la saga Lucky Luke. Cette fois, c’est Blutch qui s’y colle. Dans Les Indomptés, on retrouve un Lucky Luke baby-sitter malgré lui. Deux mioches, Rose et Casper, deux pestes dignes de Billy the Kid et d’Abdallah, vont faire tourner notre cow-boy solitaire en bourrique. La ficelle comique est connue : un héros capable de vaincre les pires des malfrats complètement débordé par des enfants, ces « pervers polymorphes » qui s’avèrent effectivement indomptables. Parents disparus, grand frère mis en prison par Lucky Luke lui-même, notre héros se sent dès lors respon

Roman : Katrina Kalda, La Mélancolie du monde sauvage (Gallimard)

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Que reste-t-il quand tout s’effondre autour de soi ? L’Art, bien sûr. Tel est le constat dressé, très tôt dans sa vie, par Sabrina. Livrée à elle-même dans un milieu hostile et affligée d’une mère défaillante, elle découvre le pouvoir résiliant de l’Art lors d’une sortie scolaire au musée Rodin. Dès lors, elle voue sa vie à ce qui peut la sublimer au quotidien et devient plasticienne. Le parcours est semé d’embûches, entre propriétaire trop conciliant pour être honnête et découragements légitimes face à des démarches artistiques dénuées de sens. Ni la rencontre avec le fantasque Vassil, ni l’amour pour la petite Gaïa ne pourront pleinement satisfaire la quête de Sabrina. Reste alors l’ultime option : partir pour le « monde sauvage », fuir le monde social où tout s’écroule. D’un point de départ minutieusement réaliste, le roman s’ouvre peu à peu vers la dystopie. L’effondrement climatique, social et politique est avéré, mais il convient d’espérer : « Beaucoup de nos raisons étaient illu

Marseille, Roger Duchêne, Jean Contrucci (Fayard)

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«La ville sans nom » a été , pendant une courte période, le nom paradoxal donné à Marseille après la Révolution. Voilà une des innombrables révélations de ce puits d’informations élaboré par les deux érudits Duchêne et Contrucci, le premièr traitant de l’Histoire ancienne de la ville et le second de l’époque moderne. Pour autant, l’imposant volume se lit comme un roman, fluide et addictif en ce que la ville propose de rebondissements entre gloire éphémère et périodes tragiques. La nuance et la rigueur historique sont toujours de mise. Chiffres à l’appui, les auteurs reviennent souvent sur les lieux communs qui ont fait la fausse réputation de Marseille. Cette « ville antique sans monument », essentiellement dévouée au lucre et au commerce, préférant toujours sacrifier les plus pauvres pour l’appât du gain de quelques nantis, parfois gouvernée par des voyous, s’avère par périodes une cité policée, artiste et soucieuse du bien-être de tous. Souvent au bord du déclin, la ville a toujou