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Roman : Edward Abbey, Le Gang de la clé à molette

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  Anarchistes, écologistes de la première heure, partisans de la manière forte, Doc Sarvis, son adorable nymphette Abbzug, Hayduke (un ancien du Vietnam) et Smith se sont prêts à tout pour rendre à la nature toutes ses prérogatives. Ça commence gentiment par la destruction de pancartes publicitaires qui jalonnent le désert du Nouveau Mexique, brûlées ou dézinguées parce que défigurant le paysage. Puis les destructions se portent sur les grands axes routiers : un pont dont les piliers sont sabotés, un train que l’on fait dérailler avant de s’attaquer à un immense barrage formant un lac artificiel. Rendre le Missouri à son cours originel, tel est le but ultime des troublions tellement fêlés qu’ils en deviennent attachants. Si les descriptions méthodiques et souvent drôlatiques des destructions sont jubilatoires, les poursuites qui s’en suivent le sont plus encore, au risque de rendre les péripéties parfois peu crédibles. Miraculeusement (mais surtout grâce aux ruses du vétéran...

Roman graphique : Monsieur Chouette, David B (l’Association)

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  Le cas David B est une aberration. Au même titre qu’un Kundera ou un Philip Roth, disparus sans jamais avoir été prix Nobel, il est impensable que l’œuvre de l’auteur de l’Ascension du Haut-mal n’ait encore été récompensée d’un grand prix d’Angoulême. Que David B soit l’un des plus grands auteurs de notre temps, il suffit de lire ce Monsieur Chouette pour s’en convaincre. Marie est une jeune fille errante qui a peur de son ombre. Elle exprime son mal être à Monsieur Chouette, qu’elle rencontre une nuit dans les rues désertes de Paris. Elle a peur de tout, se voit devenir mendiante et oubliée de tous. Monsieur Chouette est un «psychopompe», c'est-à-dire que tel Virgile aux Enfers, il sert de guide à ceux qui passent de vie à trépas. Marie va le suivre docilement dans le monde des Morts. On lui taille un costume qui la rend invisible aux yeux de Cerbère, le cruel chien à trois têtes, intraitable avec d’éventuels vivants égarés au royaume des morts. Tous les soirs, un nouvel arr...

Collectif : Le pays blanc (Livre de poche)

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  « Peut-être que ce talent de conteur que nous avons en partage est une malédiction », écrit Joy Majdalani dans le dernier des récits qui composent ce recueil. Le « pays blanc », c’est le Liban, avec son histoire complexe et ses « innombrables combats » que tente vainement de résumer Amin Maalouf : « entre Russes et Américains, entre Israéliens et Palestiniens, entre Syriens et Palestiniens, entre Syriens et Israéliens, entre Irakiens et Syriens, entre Iraniens et Saoudiens, entre Iraniens et Israéliens, la liste est longue ». Sans compter les appuis des factions locales qui rendent, pour un profane occidental, les enjeux quasiment incompréhensibles. Un pays gangrené de l’intérieur, où d’anciens chefs des milices « se sont transformés en politiciens et chefs communautaires » (Frédéric Paulin) et où « 75 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté ». Joy Majdalani résume la situation en évoquant cette...

Bande dessinée : Commis d’office, Benjamin Taïeb, Tomek Heydinger (Les Enfants rouges)

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  La couverture de ce livre dense est explicite : le narrateur-héros sort à la hâte du Palais de Justice, sac en bandoulière, sa robe d’avocat à moitié enfilée sur un tee-shirt à l’effigie d’un Mickey surmontant l’inscription « hope ». De l’espoir, il en faut effectivement pour faire ce métier exigeant physiquement et mentalement. C’est cette vie de commis d’office -cet avocat du pauvre que, dans l’urgence, on attribue à un justiciable- que nous raconte Benjamin Taïeb d’une plume alerte et objective. Le récit propose un va et vient entre les affaires judiciaires et la vie privée du narrateur, une ado à gérer à la maison, les footings indispensables à la décompression, les courtes phases de sommeil interrompues par les coups de fil des coordonnateurs pour les audiences nocturnes, les rencontres amoureuses : le récit tisse habilement tous les fils d’une vie vouée à la défense des malfrats et des démunis. Elle est d’une diversité étonnante, cette humanité jugée...

Essai : Toutes les époques sont dégueulasses, Laure Murat (Verdier)

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  On avait dévoré son essai sur Proust (roman familial) pas seulement pour ce qu’on y apprenait sur l’auteur de la Recherche mais aussi parce que, chose devenue rare chez les auteurs contemporains, le style y relève visiblement d’une gageure, d’une exigence tendue avec toutefois cette impression de fluidité qui est la marque des grands ouvrages classiques. On retrouve la même plume alerte, plus corrosive cependant, dans ce petit ouvrage pamphlétaire portant sur les ré(é)critures. Pourquoi ce besoin contemporain de revisiter les chefs d’œuvres de la littérature ? Censure wokiste, moraline, travail élagueur des « sensitivity readers » qui conduisent à une « pasteurisation des livres », la censure moderne porte tous les masques. Laure Murat relève tout d’abord deux formes d’altération littéraire : la « réécriture » consiste à s’inspirer d’une œuvre connue pour proposer un nouveau récit (Joyce et Ulysse par exemple). C’est la « récriture...

Lettres d’un péruvienne (roman épistolaire), Françoise de Graffigny

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  Voilà à première vue une pâle copie des Lettres persanes. Que le roman épistolaire de Montesquieu soit un chef-d’œuvre d’esprit et de style, il suffit d’en lire la préface pour s’en convaincre. On se dit alors que la féminisation des programmes scolaires (l’œuvre de Mme de Graffigny est au programme du bac en 1 res ) oblige à quelques concessions : à imposer à tout prix des auteures non pour la qualité de leur œuvre mais parce qu’elles sont simplement des femmes, on risque de tirer la littérature vers le bas. Et pourtant, voilà une fameuse découverte que ces Lettres d’une péruvienne, publiées par Françoise de Graffigny en plein siècle des Lumières. Zilia, une jeune inca de noble extraction, a été enlevée au Pérou par les Espagnols. Délivrée ensuite par l’officier Déterville, elle découvre la société française du 18 e siècle avec ce regard « persan » qui permet l’analyse froide et objective des mœurs. Les lettres écrites par Zilia sont adressées à Aza, son futur ...

Roman : Alice RIVAZ, La Paix des ruches (Zoé)

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  La couverture nous en dit long sur la teneur du roman : un couple assis sur un canapé, elle vêtue d’un pull rouge en aplat, jupe et talons aiguilles, main sur la nuque courbée, posture à la fois de soumission et d’isolement. Elle tourne le dos à son homme, lui confortablement assis, cigarette à la main. Si on ne voit pas leurs visages, c’est que ce couple incarne le destin commun à tous les couples selon Alice Rivaz. Le naufrage amoureux est universel. Écrit à la fin des années trente, La paix des ruches est un ouvrage pleinement féministe qui va chercher les causes d’une révolte dans les failles du quotidien. La charge est violente : les hommes en prennent pour leur grade, séducteurs infaillibles dans les prémices amoureux puis, seigneurs impérieux et tyranniques dans la vie maritale. « C’est que nous étions des amoureuses, et qu’ils ont fait de nous des ménagères, des cuisinières… Voilà ce q ue nous avons peine à leur pardonner » (p. 80). La narratrice...

Roman graphique : On ne la ferme pas, Benoît Jahan, ed. FLBLB

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  C’est l’histoire d’une colère. L’auteur-narrateur apprend en mai 2014 la fermeture de l’école municipale de son village (Le Pradet, dans le Var). Celle-là même où il a été scolarisé. Autant dire un lieu historique où chaque habitant a ses souvenirs. Dès lors la colère va se muer en combat. C’est avec ses armes de dessinateur que Benoît Jahan va interpeller le maire. Il faut dire que début 2015, les attentats de Charlie ont tristement montré que le dessin pouvait être tragiquement efficace. Et les coups de crayon vont toucher là où ça fait mal, dénonçant une gestion déplorable de la municipalité, avec des décisions catastrophiques et des édiles déficients. L’auteur-dessinateur va s’engager politiquement dans un parti d’opposition où son talent sera mis à contribution, notamment par la création de supports graphiques divers comme des bulletins illustrés ou des cartes postales dénonciatrices. Il va alors être personnellement inquiété jusque dans son métier d’enseignant ou par de ba...

Essai : Je suis une fille sans histoire, Alice Zeniter (l'Arche)

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Ce livre est une arnaque. Une brillante arnaque, mais une arnaque. L’autrice se propose d’expliquer comment les récits littéraires se sont constitués sans les femmes (d’où le titre). Mais rapidement, le livre tourne à une leçon de narratologie, où après nous avoir expliqué pourquoi le lecteur éprouve de l'empathie pour Anna Karénine, on nous expose le rôle de la métalepse, cette césure du pacte fictionnel, du triangle sémiotique (signifiant/signifié et référent), du schéma narratif ou actanciel, bref une leçon de fac de Lettres héritée des recherches structuralistes (Barthes, Genette, Eco et compagnie). On se demande donc où sont les femmes promises ? É vaporées en cours de route au bénéfice de la leçon de narratologie. Donc une fille sans histoire et, tout d’un coup, une histoire sans filles. On apprécie néanmoins le sens didactique et l’humour d’Alice Zeniter qui sait s’impliquer dans ses démonstrations : souvent drôles, les explications sont aussi pertinentes et donnent une...

Dictionnaire : Éric Fottorino, Dictionnaire amoureux du vélo (Plon)

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  C’est d’un œil connaisseur et passionné qu’ É ric Fottorino concocte son Dictionnaire amoureux du « vélo », et non du cyclisme : toute la nuance affective est là, dans cet amour du vélo et non seulement de la compétition cycliste. Car Fottorino n’est pas uniquement croyant, il est pratiquant, depuis très longtemps, et sa culture cycliste, forgée dans les glorieuses années soixante-dix, raviront les nostalgiques des arrache-clous, des freins Mafac à tirage central, des tubes Reynolds, des dérailleurs Simplex et de la colle Pastali. Voilà un livre d’où émane l’authentique parfum de l’embrocation, le chuintement des boyaux et le goût du XL1, cette poudre de perlimpinpin saturée en sucre qui donnait l’illusion de pédaler un peu plus vite. Les entrées proposent l’incontournable lexique du vélo, l’objectivation d’un sport avec ses heures de gloire et ses héros, tant sur le terrain qu’en périphérie. Outre les champions, Fottorino n’oublie pas les journalistes géniaux (B...